lundi 21 juin 2010

Du tabac au climat, ou les dessous d'une histoire sale

Ne nous y trompons pas : en théorie, nous avons de la chance de vivre dans une époque éclairée. Cela n'a en effet pas toujours été le cas. Durant le vingtième siècle par exemple, les choses étaient bien différentes d'aujourd'hui. Pour commencer, les gens étaient des drogués. J'en veux pour preuve l'explosion de la consommation de cigarettes qui a marqué la première moitié du siècle, les ventes passant de 80 cigarettes par habitant et par an aux États-Unis en 1910 à 10 cigarettes par jour et par habitant en 1950 — ce qui représente tout de même plus de 4000 cigarettes par an pour chaque fumeur. En 1951, il est estimé que 3 à 5% du budget des consommateurs américains est consacré au tabac. Ne nous étonnons pas dans ces conditions des réactions négatives qui accompagnent à l'époque chaque hausse du prix des cigarettes, vécue comme un racket.

Étrange corrélation
Malgré le capital sympathie dont jouit le tabac entre 1900 et 1950, certains aspects de sa consommation ne manquent pas d'inquiéter quelques esprits chagrins. Outre la dépendance que semble créer le produit, la hausse de la mortalité due au cancer du poumon intrigue fortement les scientifiques. Il faut reconnaître que cette dernière est spectaculaire ; en 1919, la maladie est encore une rareté avec une prévalence de 0,6 cas pour 100 000 décès, le genre de chose que l'on ne voit qu'une fois dans une carrière de médecin. Dans les années 50, elle est devenue le cancer le plus commun après le cancer de l'estomac, avec une prévalence de 31 cas sur 100 000 décès. Les études publiées dans les revues scientifiques, de plus en plus nombreuses, incitent en 1954 le ministre américain de la santé à déclarer "qu'il faut maintenant considérer comme établi le lien entre le fait de fumer et le cancer du poumon".

Une propagande qui s'appuie d'abord sur la publicité mensongère...
Ces propos ne sont pas du goût de l'industrie du tabac, dont les bénéfices sont d'ores et déjà colossaux (ils seront estimés à 8 milliards de dollars pour le seul territoire américain en 1964). Très vite, cette dernière s'organise pour répondre à des attaques qui menacent de dégénérer en législation contraignante. Dès 1954, elle débute sa lutte par des campagnes publicitaires niant le lien entre tabac et cancer. Elle débauche également des dizaines de scientifiques, qui mettent en doute ce lien dans des pamphlets distribués chez les médecins et dans la presse nationale. La hausse de la prévalence du cancer du poumon étant difficile à contester, l'industrie s'attache à insinuer subtilement que cette évolution pourrait être due à d'autres facteurs que la cigarette, comme la pollution de l'air. Elle tente également de convaincre le consommateur de l'innocuité du produit en promouvant les cigarettes à filtre — tout en augmentant la dose de nicotine dans ces dernières.

Le nuage de fumée que soulève la controverse orchestrée par l'industrie du tabac se révèle payant. Ce n'est qu'en 1962 que le gouvernement américain décide de créer un comité d'experts scientifiques chargé d'évaluer les impacts du tabac sur la santé. En 1964, le couperet tombe : le comité indique qu'il existe bel et bien un lien entre le cancer du poumon et la cigarette. En dépit des objections de l'industrie du tabac, qui fait remarquer que la cigarette assure un revenu à de nombreux citoyens américains, le législateur finit par voter le Federal Cigarette Labeling and Advertising Act, qui oblige l'industrie à partir de 1966 à préciser sur les paquets que le produit est potentiellement nocif.

... puis sur les messages simplistes qui sèment le doute
L'industrie du tabac ne se laisse pas abattre par ce coup dur, qui est suivi en 1971 par l'interdiction de la publicité sur les cigarettes à la télévision et la radio. Elle commence par s'assurer du silence — qui va durer 10 ans — de l'Association Médicale Américaine (AMA) par un don de 10 millions de dollars. Elle entame ensuite une vaste campagne de propagande en finançant en sous-main le livre d'un scientifique, au titre évocateur : "Fumer n'est pas dangereux". Sa stratégie, qu'elle décrit en détail dans des notes internes, consiste à semer le doute sur l'impact réel du tabac sur la santé en brodant de manière imaginative sur le thème "nous n'avons pas assez de preuves". Dans la guerre qu'elle mène contre les mouvements anti-tabac, tous les coups sont permis. Elle invoquera ainsi successivement un biais des études scientifiques, lié au fait que les fumeurs ont plus de probabilité d'être soumis à des tests de cancer du poumon et donc d'être diagnostiqués (1974) et un vaste complot contre la liberté individuelle (1978).

Les fumeurs passifs : l'iceberg du Titanic
Avec une grande clairvoyance, l'industrie du tabac identifie dès les années 70 la question des fumeurs passifs comme la principale menace qui pèse sur son activité. Que le lien entre fumeur passif et cancer soit reconnu, et c'est tout un nouveau pan de législation qui va accabler la société américaine. Pendant plusieurs années, l'industrie va utiliser le poids de son budget publicité dans les journaux américains pour s'assurer de l'absence d'articles trop explicitement anti-tabac. Malgré ses efforts, le lien entre fumeur passif et cancer sera néanmoins établi formellement en 1986 dans le rapport annuel du comité d'experts scientifiques qui officie depuis 1962. C'est le début de la fin.

Dans les années 90, de nombreux journaux décident ainsi de refuser les financements publicitaires de l'industrie. Au cours des années qui suivent, les procès contre les entreprises du tabac et les interdictions de fumer dans les lieux publics se mettent à pleuvoir. Après 5 décennies de lutte acharnée, l'industrie du tabac voit ses ventes s'effriter dans les pays développés ; en 2006, seuls 24% des hommes et 18% des femmes étaient des fumeurs aux États-Unis, contre plus de 50% des hommes et 35% des femmes en 1965.

The show must go on
Faut-il déduire de cette baise de consommation que tout va mal pour les lobbyistes de l'industrie du tabac ? Ce serait sans doute un peu prématuré. Le marché des pays en développement reste en effet ouvert. De plus, pour ceux qui souhaiteraient se concentrer sur les pays développés, il est possible de recycler sur d'autres sujets les enseignements précieux retirés de 50 ans de propagande contre un consensus scientifique. Le glissement est déjà réalisé depuis quelques années ; ne nous étonnons donc pas de trouver des liens troublants entre certains discours concernant la question climatique et la stratégie passée de l'industrie du tabac. Cette dernière a fait ses preuves !

Pour les esprits soupçonneux de notre temps, qui souhaiteraient ne pas voir les industries s'enrichir aux dépens des intérêts à long terme des citoyens, la vigilance impose de s'intéresser en détail aux sources de financements des scientifiques qui se déclarent "dissidents" et de considérer avec le plus grand scepticisme les théories du complot relayées par la presse et internet. Ce n'est qu'à ce prix que nous pourrons réellement dormir sur nos deux oreilles.

Source : l'essentiel des informations citées ici provient du site très bien documenté Tobacco.org

English version: From tobacco to climate, the reuse of a winning method

Images :
The man who thinks for himself knows... publicité pour les cigarettes Viceroy
AMA says have a cigarette, publicité pour les cigarettes Lucky Strike

2 commentaires:

Denis a dit…

Bravo pour votre blog que je découvre sur les conseils d'Eric, et particulièrement pour cet article. A l'heure où des voix s'élèvent pour légaliser l'usage du cannabis, où des arguments économiques sont même avancés pour le faire, peut-on faire des commentaires parallèle entre l'histoire récente de l'usage cette plante et celle de l'usage du tabac? Bien qu'il n'y ait pas à proprement parler "d'industrie du cannabis", il me semble qu'il y a une manipulation encore plus subtile sur la banalisation de son usage, sur son caractère "doux"...

Denis a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.